Sunday, November 23, 2008

Pendant ce temps en Italie...

Bella Ciao !

Une dépêche spéciale de nos correspondants en Europe !

On est allés en Italie comme des gens s'incrustent à un party sans y être invités. On est arrivés dans cette drôle de position de visiteur, de touriste militant, de l'observateur critique qui ne sait pas exactement d'où il juge. On y est allés parce qu'on nous avait dit, parce qu'on avait cru comprendre, parce qu'on croyait que. Envolés que par notre propre vent de jeunesse et de naïveté, nous avons atterri dans un tout autre pays que ce que nous croyons. L'Italie que nous avons découverte au travers de ce prétexte qu'était le mouvement pour le sauvetage de l'éducation là-bas - contre la réforme de Berlusconi - est loin et en même temps proche de l'image que nous en avions avant de partir. Loin, car évidement, rien ne se rapprochait de ce mythe de l'autonomie italienne, les émeutes sauvages, les centaines de personnes masqués, le mec mort à Gênes, les occupations violentes. Et en même temps, étonnamment proche malgré tout de ce mythe, du moins dans la possibilité de basculement permanente dans un rapport proche de la guerre civile. Car cette société sent la division à tel point que, comme dans un mauvais couple, on ne peut que se demander pourquoi ils s'emmerdent à rester ensemble. Il faut savoir dans les années 70-80, l'Italie a été le pays occidental où l'extrême gauche armée a été la plus nombreuse et la plus proche de réaliser une vraie révolution sociale (en 1977 une manif de 100 000 personnes à Rome avec, dit-on, 10 000 autonomes armés). C'est que tous ces gens y sont encore, leur mémoire et leur présence hante l'Italie d'aujourd'hui.
D'après ce qu'on a vite compris, on ne parle pas des Brigades Rouges comme on parle du foot. Sujet très douloureux, complètement tabou, on ne peut l'aborder que sur le ton de la plaisanterie. Beaucoup de parts de l'histoire n'ont pas été digérées. Mais justement, le fait qu'elles ne l'ont pas été, à l'inverse de la plupart des pays postmodernes, permet cette proximité ambiguë d'une extrême conflictualité sociale. Dans plusieurs quartiers de Rome, les murs sont couverts de graffs fascistes, et d'affiches d'extrême droite assez originales pour étonner. Exemple : Image de Barack Obama « Yes he can » avec un politicien d'extrême droite à côté, l'air douteux « No you can't ». Ou encore une image d'un train grande vitesse, le parti de la Nuova Italia, qui dit vouloir en finir avec ceux qui ralentissent l'avancée en avant du pays, à savoir les syndicats et les idées soixante-huitardes.
Au début le voyage a été vécu comme une visite, au sens familial du terme. On arrive à l'université de Turin et on nous assigne rapidement une salle où dormir, on nous présente, on nous donne à manger. À Turin aussi on fait le tour des squats, où nous réalisons une des premières particularités de l'extrême gauche italienne : la division entre « l'autonomie » et les « anarchistes ». Heureusement qu'on nous a mis au courant rapidement, parce qu'il ne faut pas dire à un autonome qu'il vit dans un squat! L'autonomie est l'héritière des mouvements extrémistes marxistes des années 70, c'est d'ailleurs pour cela qu'on la nomme « autonomia » et non « les autonomes » comme en France, car elle préfère s'identifier à un mouvement général. L'autonomie occupe des « centres sociaux », c'est-à-dire des squats propres, organisés et ouverts à la population. Arrivés au plus gros « centre social » de Turin, l' Azcatasuna, on tombe direct sur le chef charismatique du lieu, qui se lance dans la présentation bien officielle de leur centre, leurs activités, le tout en espagnol (très peu de gens parlent français ou anglais, mais tout le monde parle espagnol). J'ai l'impression d'être la représentante officielle d'un parti communiste révolutionnaire qui vient visiter la base d'un autre parti allié, genre voyage payé en Albanie... Avec les autonomes, c'est l'organisation : dans le centre il y a une cuisine collective, une école alternative, une caisse de soutient, etc. Ils disent que 200 personnes passent chaque jour dans le bâtiment et j'ai pas de mal à les croire. La salle principale se vide alors qu'une réunion vient de se tenir avec des « représentants de toute l'Italie » pour organiser le transport en train pour la manif nationale de Rome. Les murs sont décorés d'images de manifs violentes, de piquets de grève, de voitures qui crament. Ironiquement, les images sont soigneusement collées dans des cadres droits style Ikea...
On nous aménage tout de suite. Combien vous êtes? On peut vous trouver de la place pour dormir. Dans quelle ville vous allez après? Voilà un mec de Bologne qui peut vous aider. Comme nous l'avons vu plus tard, l'autonomie se rapproche du vieux rêve d'organiser le prolétariat par la base, celui des cours du soir pour ouvriers et autres grèves sauvages. Dans les manifs, ils dégagent de cette énergie anachronique de la « force prolétarienne » (un truc très lointain pour les enfants postindustriels que nous sommes). Très structurés, ils se tiennent en cordons bien sérrés, bien en ligne, et s'ils font des actions directes, elles sont minutieusement préparées.
Le lendemain soir, direction opposée : squat anarchiste. Petite maison abandonnée au milieu de grands HLM, des affiches de concerts punks partout, une vielle musique punk-noise en arrière fond et un énorme chien qui aboie sur tout ce qui bouge. C'est soirée « bella vita » : chacun apporte ce qu'il veut, on fait un gros repas et on se saoule la gueule. Il y a un beau feu de foyer, les gens sont vite réchauffés et chauds, alors les barrières linguistiques tombent. Ils nous exposent leur philosophie du squat... Les activités centrées sur la maison, la bonne ambiance, les liens de solidarité avec les autres squats... D'après ce que disent les autonomes, les anarchistes font tout chier avec leur spontanéisme qui met tout le monde dans la merde quand ils décident de balancer un cocktail dans une manif. D'après les anarchistes, les autonomes sont chiants avec leur formalisme, leur instrumentalisation des mouvements sociaux et en général leur tendance à l'organisation.
Le lendemain nous intégrons pleinement le mouvement étudiant. Il y a une petite manif pour aller à la gare centrale réclamer à la compagnie de train nationale d'avoir un train spécial avec des tarifs symboliques pour permettre aux jeunes d'aller à Rome (à 6 heures de Turin!). C'est la totale : gros système de son sur la camionnette qui passe les tubes de la jeunesse (Shawn Paul, Rage...), grosse bannière en avant et photographes improvisés partout. Et qui ne voit-on pas aux commandes de toute cette entreprise de manipulation des masses étudiantes? Les amis autonomes... Sit-in à la gare pendant 4 heures, face aux Carabiniers, qui finira par obtenir un train de nuit à 5 euros. Il faut dire qu'ils menaçaient de bloquer les voies s'ils n'obtenaient pas ce qu'ils exigeaient.
Il y a une surprenante efficacité de ce mouvement étudiant, malgré son manque de radicalité dans les actions. Car il faut bien l'admettre, parce que ça crève les yeux, c'est un mouvement citoyen petit-bourgeois proche de ce qui peut se faire au Québec. Les jeunes activistes sont des gosses de bonne famille, qui dorment à la fac bien plus pour le look que par nécessité. De plus, comme ce mouvement s'est déclaré en premier lieu dans les écoles primaires et secondaires, chez les profs et les parents d'élèves, tout le monde tient à sauvegarder la sacro-sainte union syndicale, ce qui fait qu'aucun conflit ne peut survenir au sein du mouvement. Exemple : vu qu'étudiants-profs-administration sont unis dans la lutte contre la réforme, les étudiants ont décidé de ne pas faire de grève, ni de blocage de l'université. Les cours ont donc lieu, comme si rien n'était ! Bien sûr certains profs, style vieux communiste, donnent des cours dehors, bien sûr la minorité agissante fait une occupation symbolique de la fac, en préparant de la bouffe et en dormant sur place, mais le tout se garde bien de dépasser les limites de la légalité et de la bien séance. De surcroit, depuis les attaques de petites gangs de fachos sur les manifs pacifistes des étudiants, on craint la démotivation des troupes modérées. Alors on limite ses ardeurs.
Le message doit être unitaire, les affiches ne doivent qu'appeler à aller à Rome « Tutti à Roma ». On s'emmerde un peu alors on se démerde pour traduire nos aspirations en italien en faisant des affiches qui disent « Tous les chemins mènent à Rome... le 14 novembre » ou « Pour payer la crise, vendons le Vatican »... Ça passe. Et puis on fait une petite émission sur la radio étudiante style : nos invités spéciaux d'aujourd'hui, des militants français et québécois, qui vont nous parler de ce qui s'est passé chez eux au niveau étudiant... Bien trop sérieux tout ça. Heureusement, l'environnement autour est grandiose, qu'il faut chaud et beau à ne plus en finir et qu'on passe des heures assis sur les terrasses à boire des cappuccini. Et puis on a fait un léger tour des universités « en lutte ». Bologne, Florence. C'est incroyable pour des yeux nord-américains de voir comment ils vivent dans l'histoire, littéralement dans des universités vielles de 400 ans où ils font des grandes fêtes reggae. À l'académie des beaux arts de Florence, on tombe nez à nez dans le hall d'entrée avec une magnifique statue de la renaissance gribouillée de peinture et une banderole à l'entrée qui dit « La culture ne doit pas être aristocratique ». Un prof nous fait une petite visite des lieux, ils gardent dans une salle les copies officielles des statues les plus célèbres de Florence, dont le fameux David. Il semble régner dans ce mouvement un esprit très particulier de liberté et de spontanéité qu'il m'a été difficile de saisir. Ils sont très à l'aise lorsqu'il s'agit d'obtenir ce qu'ils veulent, d'occuper des gares ou bien des universités antiques. Ils n'ont pas problème de liberté de mouvement, de liberté de création, de liberté de parole. Mais il ne semble pas leur venir à l'esprit de dépasser les limites politiques du politically correct, à savoir faire des actions de réquisition ou de virer les agents de sécurité de la fac.
La grande descente à Rome restera mémorable : des milliers d'étudiants qui prennent d'assaut des trains de nuit dans chaque grande ville, à chanter et à boire, entassés les uns par-dessus les autres, 3000 dans un seul train, où certains dorment même sur les porte bagages. Tout ce beau monde arrive le lendemain frais comme des roses, sur le campus de l'université la plus militante de Rome, la Sapienza. Incroyable de voir l'énergie de jeunesse qui règne sur ce campus très visiblement construit par Mussolini, affreux espace de bâtiments cubiques alignés géométriquement autour de la gigantesque bibliothèque centrale qui ressemble au tombeau royal que Mussolini n'a jamais eu. Mais les jeunes italiens ne semblent point se soucier de cet environnement trop chargé historiquement, c'est le genre de chose dont seul un oeil extérieur peut se surprendre.
« L'onde deviendra marée » avaient-ils promis sur leurs affiches. Et c'est exactement ce qui arrive. La marée envahit le campus, puis déborde sur les grands boulevards, jusqu'au centre ville historique de Rome. Elle ne semble jamais finir. J'ai l'impression que toute l'Italie qui a encore un semblant de vie est présente. Il ne semble rester dans les rues de Rome que les touristes et les vieux réacs, complètement pris au dépourvu. Si seulement elle continuait de s'étendre cette marrée, si elle faisait des vagues, une tempête... Elle pourrait tout emporter sur son passage, vraiment, elle est assez forte et nombreuse, même la police et l'armée n'y pourraient pas grand-chose, on pourrait tout noyer. Peuvent-ils vraiment tirer sur une foule de 300 000 personnes? C'est dans ces moments que le coeur s'emporte. Il fait beau comme en mai et même cet antique colisée semble à notre hauteur. Les chants de manifs des italiens sont joyeux, les gens sautent et rient, ils paraissent prêts à tout péter avec toute cette joie « Bella Ciao » !
Et puis tout d'un coup c'est comme lorsqu'on réalise que le rêve dans lequel on était est devenu un cauchemar. Des lignes fermes commencent à se former alors que les gens se prennent par les bras. Cordons bien identifiés : les réfos, les antifas, les autonomes. On se verrai arriver sur un champ de bataille, on croit que l'anti-émeute n'est pas loin et qu'ils font ça pour mieux les affronter. On réalise trop tard ce qui se produit. Quelques radicaux essayent de détourner le cortège à son insu pour arriver en premier au parlement et essayer d'affronter les flics. C'est alors que le service d'ordre de la manif, qu'on n'avait pas remarqué jusqu'ici, se fait bien visible. Ils font des lignes dures qui séparent le cortège, qui nous empêchent de suivre les radicaux en avant. Ils bloquent tout monde et ne donnent aucune explication! « Cordon » c'est tout ce qu'ils répondent et poussent ceux qui essayent d'avancer. On se prend la tête en mauvais anglais mais rien à faire. Cette sournoiserie du service d'ordre, qui ne sont que d'autres étudiants, est tellement dégelasse qu'elle fait tomber tout enthousiasme. Suivra le grand spectacle devant le parlement, avec une ligne de flics, en avant d'eux la ligne des médias, et en avant encore le service d'ordre. 300 000 personnes tombent les pieds en avant dans le piège de s'adresser au pouvoir. Tous les yeux fixent un building fermé, où en face personne ne les regarde. Il n'y a eu au final aucune casse, aucun affrontement avec les flics ou les faschos, aucune arrestation. Rien, basta. L'Italie est aussi prise dans le mirage de l'image que n'importe qui.
Le soir et le lendemain, les campus de Rome se voit débordé de cette jeunesse venue de toute l'Italie. Ça boit et ça chante partout. Ça dort n'importe comment, mal, avec les autres qui continuent de gueuler à côté. Il y a une réunion de coordination pendant tout le weekend avec tous ces représentants d'eux-mêmes qui sont venus à Rome. Car il n'y a pas de syndicats étudiant ni d'association étudiante en Italie. Il en résulte une organisation très intuitive, autogérée par nécessité. L'avantage de cette organisation est en même temps sa faiblesse. Il n'y a pas de hiérarchie officielle, de formalité, de lourdeur administrative et de centralisation de l'information. Donc il y a une hiérarchie informelle, un manque de procédures de discussion et d'espace de débat, un problème de prise de décision et il est presque impossible d'être au courant de ce qui se passe exactement.
Il n'empêche, la beauté est du côté du chaos et de Dionysos. Chaque espace est humainement occupée, il y a toujours un groupe informel qui discute et rit à quelque part. La jeunesse est crue. Le samedi soir est une fiesta gigantesque. Techno, chanson populaire, jazz klezmer (!) et ça danse partout. L'espoir dans ce genre de mouvement est toujours du côté des processus minoritaires. Il y a une libération d'énergies très puissante, surtout dans les assemblées. Les gens gueulent, applaudissent et sifflent. C'est plein, ça circule, ça parle! Et puis cet épisode miraculeux : les réfos organisateurs informels tiennent une assemblée secrète à minuit dans le bâtiment de physique, histoire de définir les grandes lignes en douce et de diriger le mouvement dans le sens qui leur convient. Ça se sait alors ça va bousculer les physiciens, forcer les portes et tout foutre en l'air. On ne prendra pas de décisions sans tout le monde, « Le mouvement est à tous ! ».
Peut-être que ce vent de liberté se répandra et finira pas avoir raison du discours mollasson de « sauvons l'éducation », qui a d'ailleurs des liens douteux avec les grands syndicats et l'opposition officielle qui cherche évidement à en profiter pour débarquer Berlusconi. Nous n'avons pas eu le temps de voir la suite, parce qu'à 3 heures du mat' on est allés squatter un train pour Milan avec quelques autres qui ne voulaient pas payer, car on devait prendre l'avion le lendemain pour Paris. Affalés dans le couloir trop serré d'un train de nuit cheap, on a vu cette autre Italie. Celle de la pauvreté du Sud, de ces compartiments bondés de familles, de bébés, de vieux. Ça sent le saucisson et il n'y a pas d'espace pour dormir assis, alors que le wagon des couchettes est pratiquement vide (10 euros plus cher)... Ils nous dévisagent dans la nuit, belle brochette d'étudiants qui ont décidé de ne pas payer et qui prennent le couloir en les empêchant d'accéder aux toilettes. Inutile de dire qu'on n'a pas du tout sympathisé et personne ne leur a expliqué de quoi il s'agissait, et comment « c'est important de se battre pour l'éducation ». Ce n'est pas une lutte de classe. Ou plutôt si...

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