Thursday, October 2, 2008

Paris et petite guerre

Une dépêche spéciale de nos correspondants en banlieue nord de Paris, St-Denis :

À St-Denis une personne sur 3 fraude le métro. On a compté. Il y a en France une capacité d'insubordination étonnante malgré la croissance de l'État policier. C'est comme si les deux étaient interdépendants. Peut-être qu'ils le sont.

D'ailleurs, hier, incident de routine : on était sur la rue centrale de St-Denis, République, qui est juste en bas de chez nous. Hier c'était plein de monde, un blanc sur 10 personnes ce qui fait de nous la minorité de cette ville. Et on voit un attroupement et des gens qui crient. On s'approche : 3 flics tiennent un jeune arabe. On s'informe. Il était parmi les vendeurs itinérants de trucs contrefaçonés et ils l'ont pogné en arrivant à l'improviste. Une descente normale dans cette ville « communiste ». Au moins cinquante personnes autour se sont improvisées plèbe tantôt en colère tantôt amusée. En les entourant et en gueulant, ils empêchaient les flics de partir avec le gars. Comme dans tout bon film d'action, le gars réussit miraculeusement à se déprendre et part à la course. Les flics à ses trousses et la foule derrière eux. Mais les flics arrivent à le rattraper. Pas grave, la foule se reforme autour. Ils ont du attendre l'arrivé de renforts en civil pour l'emmener. Furtivement, j'ai croisé dans la foule : des vieux à béret tout sourire, un père qui courrait avec son bébé dans les bras en riant, des jeunes filles qui filmaient avec leur cell, un grand black tout énervé qui arrêtait pas demander « y a pas quelqu'un qui a des bouteilles?! » (à lancer). Et nous avec nos baguettes et nos légumes, on avait l'air con.
Le soir, un ami français nous donne l'adresse d'un squat où il y a « soirée de soutien avant expulsion ». On a eu droit au prototype du squat d'artistes de Paris . C'est ouvert, c'est grand, et ça réclame une légalisation parce que voyez-vous, les locaux de pratique manquent à Paris ou sont trop chers. Il y avait un spectacle de jongle avec le feu, lance des affaires et musicaux du monde... Ce qu'on trouve c'est une cour avec des gens très divers, enfants, étudiants, et même 3 filles russes avec qui je me suis brièvement liée une amitié, le temps de leur empreinter un cell pour appeler l'ami français et savoir qu'est-ce qu'il fout et pourquoi il n'est pas là. « On est place d'Italie, y un problème avec les sans-pap, venez ».

Ouais c'est ça le problème ici : la vie politique est jumelée à la vie sociale et du coup, on ne peut rien faire sans cell. On arrive Porte d'Italie. Y a des flics qui bloquent l'entrée d'un immeuble d'un côté alors que de l'autre une trentaine de personnes avec des chaises et des matelas restent là. On retrouve la bande des français. On se fait expliquer (on se fait tout expliquer tout le temps) que c'est un squat d'ivoiriens, établi depuis 30 ans dans l'immeuble de l'ancienne maison des étudiants de Côte d'Ivoire. Apparemment, la police a décidé d'expulser la moitié des résidents à l'improviste en prétextant l'insalubrité (toujours). Depuis, ils restent sur le trottoir d'en face avec les gosses, même la nuit. Ils demandent juste à être relogés près de Paris et qu'on les laisse partir sans contrôle d'identité. Y a bien les association d'aide aux sans-pap qui sont là, qui s'agitent en désespoir. Des vieux communistes pour la plupart, désemparés. Et nous avec nos faces de touristes, qu'est-ce qu'on pouvait bien faire? On s'est assis, on a bu notre vin avec les gars expulsés. Tous des diplômés, en droit, en administration publique, même quelques doctorants. Ils sont nés au mauvais endroit, dans la guerre civile continuelle de ce qui n'est pas l'Occident. Et les flics, tous blancs, qui ne connaissant du Droit que son application sans les causes, montent la garde devant l'immeuble duquel on prive les résidents, qui s'entassent pour la nuit sur des matelas sur le trottoir. Un d'eux à demandé à un policier s'il pouvait au moins monter pour pisser, puisque les toilettes publiques, récemment rendues gratuites, étaient depuis fermées. Le policier lui a donné la permission exceptionnelle de pisser dans la rue. On les a foutu dehors pour insalubrité. L'un d'entre eux était un peu chaud et a commencé à nous raconter son histoire. Abdulah. Le truc le plus douloureux c'est quand il a dit « Je vous vois, les amoureux, et bien moi j'ai jamais eu cette chance là. Depuis que je suis arrivée ici, depuis 10 ans, j'ai jamais vécu l'amour ». Et là il nous raconte comment il devait coucher avec des femmes plus vielles juste pour avoir où dormir. Comment après l'hiver elles le jetaient. Je ne veux pas faire de la porno vision mondiale avec ce qu'il a vécu. Je ne veux pas pouvoir vous montrer ses grands yeux mouillés quand il nous a dit ça. Il n'y a rien d'indigne ou d'exemplaire dans tout ça. Il n'est pas à sauver et on « peut » rien pour lui. Il se sauve lui-même, en solidarité avec les autres de l'immeuble, et puis il a un travail et des papiers maintenant. Mais ça m'a vraiment crevé le ventre son truc sur l'amour, peut-être parce qu'au-delà des histoires de personnes tuées ou torturées, pouvoir vivre tout simplement de l'amour représente la base d'une vie humaine et que sa privation montre à quel point le non-statut politique ampute une partie de l'existence. « Je vous dis ça à vous, ça me fait du bien. Vous comprenez, j'peux pas le dire aux autres... »

Et puis ce matin on a vu un petit camp d'autres sans-pap expulsés d'un autre squat, en bas de la maire de St-Denis. En bas de chez nous il y a un centre d'aide aux sans-pap d'ailleurs, ça bouge là-dedans, ça donne un peu d'espoir comme on dit. Puisque le reste de Paris, le Paris blanc de la « bonne europe » n'est qu'une pathétique tentative de s'accrocher à son propre mythe, au mythe qui a attiré ces ivoiriens, et qu'on pense conserver en mettant l'espace sous enclos, géré par la caméra. Et du coup Paris est totalement divisée entre ses lieux touristiques et ses lieux de guerre.

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